Il y a des jeux comme ça, qui marquent. Ils pénètrent votre mémoire, avec leurs gros sabots, piétinant et bousculant tous les autres souvenirs, un fer chauffé à blanc dans la main tel un chevalier des ténèbres, trouvent un petit espace au milieu de ce vaste champs, et apposent leurs lâmes là où ils le peuvent, laissant une marque indélébile, irréversiblement présente, bref : ineffaçable. Rassurez-vous, en règle générale, c'est au prix des plus agréables expériences, non pas de violentes brûlures physiques ! Ces jeux, ces expériences, sont rares, certes. Comme je suis encore jeune, l'un d'entre eux est relativement récent. L'œuvre dont je vais vous parler maintenant, c'est Shadow of the Colossus...
N.B. : Cette chronique contient des spoilers ; si vous n'avez pas encore goûté à ce chef d'oeuvre, et comptez bien vous rattraper, vous voilà prévenus !
Ode à Shadow of the colossus
nsertion du DVD dans la machine. Chargement plus ou moins difficile (merci la PS two). Du bol, je peux y jouer en 60 Hz. Un écran, une image, de ces images qui vous hantent des mois après. Le château de Dormin se dresse en face de vous, sur un plan large, bercé par un courant d'air qui se fait à peine entendre. On croirait presque sentir cet air léger, tellement léger qu'on sait qu'il serait frissonnant. Non, pas un violent blizzard de bourrin. Juste une brise bienvenue. La brise, notre héros va en avoir besoin. Il traverse l'immense pont balafrant le paysage. Son cheval est au pas, ils voyagent ensemble depuis des jours maintenant. Ils transportent un drôle de colis avec eux. On en saura pas plus avant l'entrée dans le château, désignée comme fatale aux vues de la fermeture abrupte de la porte, derrière leurs pas. Sont-ils condamnés ? En quoi ces terres sont-elles interdites ?
anda - notre jeune personnage - dépose le "colis" sur un autel, après avoir traversé un immense hall transpersé par une lumière aussi agressive dans un premier temps, que douce lorsque la rétine s'y habitue. Le colis n'est autre que sa douce, morte, semble-t-il. Un flottement possède les lieux. Pas seulement le hall, ni l'autel ou l'immense trou dans le plafond : la plaine, s'étendant à perte de vue, est baignée par cette lumière. Tout est comme ralenti. Soudain, une voix venue à la fois du sol et du ciel, à la foi féminine et masculine, s'adresse à Wanda. Si il veut retrouver son amour en vie, il doit accomplir quelque chose pour Dormin : abattre les seize colosses qui hantent les lieux. Il lui désigne le premier, représenté par une immense idole, aux côtés des quinze autres. Peu importe le challenge, Wanda est prêt à tout accepter. Même ce qu'il ne peut lui-même se permettre de juger de par son manque de connaissances, de savoir, sur l'histoire de ces lieux, et de l'interdiction qui pèse sur ces terres. Pourquoi ? Une simple question qu'il ne prendra pas le temps de se poser. Ni lui, ni moi d'ailleurs. Une histoire sans "à-côtés", directe, aussi simple que poignante, dès la première chevauchée.
e sol tremble. Agro, le cheval, s'agite. Ce que je croyais être une montagne commence à avancer. Elle évite Wanda, l'ignore. Non, on ne dézingue pas de gros aliens baveux "born to kill you". Cet être semble paisible, ne demande rien à personne, encore moins à vous et votre épée, que vous n'hésiterez pas à plonger dans ses points faibles. Après une escalade pénible, douloureuse, j'achève le géant, qui s'écroule enfin. À ce moment précis, je me pose une seule et unique question : pourquoi ai-je fait ça ? Mes actes me dégoûtent déjà. Je viens de pénétrer sur l'espace vital d'un autochtone, et de le tuer. Cela s'arrête là. Dans le cadre d'un autre jeu, on serait en droit de se dire que c'est normal. Car c'est un jeu. Mais là, c'est tout sauf normal. C'est bien la première fois que j'éprouve de la pitié pour une de mes victimes dans un jeu vidéo. Et c'est un fan de GTA qui vous écrit.
es souvenirs rattachés à ce titre sont d'une nature tellement contradictoire : je n'aime pas tuer ces Colosses, pourtant je continue. J'ai claqué 60 € dedans me direz-vous... Mais ce qui différencie un bon jeu d'une œuvre à part entière, c'est bien ça : la liberté de ne pas y jouer pour amortir le prix, mais d'y jouer dans un seul et unique but : le plaisir pur de fouler ses territoires, à pied ou à cheval, l'épée levée à la recherche d'une prochaine victime. Une victime que l'on regrettera dans la seconde où on l'aura achevée. Ici, la recherche du plaisir paradoxal, nature même de Shadow of the Colossus. L'envie de continuer, non pas pour atteindre le niveau quatre-vingts dix-neuf et débloquer toutes les armes en version "gold" pour être le meilleur joueur de l'univers cosmique, mais par pur plaisir. Par curiosité aussi. Même si le ôter la vie de chacun des géants est douloureux. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à essayer. Essayer de ne pas douter lorsque la poésie envoûtante du jeu se transforme en une poésie symphonique lors de l'assaut, puis en une poésie barbare lors du coup final, accentué par un ralenti. Le titubement, l'effondrement. La fin du Colosse... Puis cette ombre, qui vous transperce et vous renvoie au château, inlassablement. Quinze fois.
u fil de l'aventure, on constate la dégradation progressive de Wanda. Il commence avec un teint clair et des cheveux châtins, propre sur lui, pour finir balafré, sale, avec des marques étranges sur le corps et une couleur de cheveux tendant vers le corbeau. Il prend sur lui. Le regard vide, le dos courbé, l'épée à la main, il se tient debout (ou presque) devant le seizième colosse - véritable hommage à la plate-forme 2D en scrolling, au passage. Cette fin d'aventure prend un ton dramatique. On commençait à le comprendre à force. À force d'abattre des créatures dont on ne sait rien, dont on se souvient qu'elles n'attaquaient jamais, mais se défendaient. Ce ton dramatique est distillé de manière progressive, tout au long de l'aventure. Même en ayant chevauché de manière robotique, en quête de Colosses, un par un, on avait déjà remarqué cette déterioration. Dormin nous cache quelque chose, c'est sûr... Cette épopée aura déjà coûté à Wanda Agro, son cheval, un cheval avec lequel on avait tissé des liens, mine de rien. Une pression sur le bouton Rond, et on le caressait. Tout bête, mais suffisant pour s'y attacher. Le dernier Colosse est vaincu. Un prêtre, l'air grave, se rend trop tard sur les lieux...
ormin voulait libérer ses seize fragments d'âme, pour pouvoir se réincarner à l'aide de Wanda. Ce dernier a été piégé. Il a dépassé les règles qu'on lui avait imposé, en osant venir sur ces terres abandonnés. Le vieux prêtre pourra le traiter comme il veut : ici, l'amour a été encore une fois plus fort que tout. Même que la raison. À peine le temps d'ouvrir un vortex pour arrêter la réincarnation de Dormin, que le prêtre s'enfuit du château en ruine. Wanda reprend difficilement conscience, mais le vortex le tiraille. Il lutte de toutes ses forces pour rejoindre l'autel. En plus d'avoir été piégé par un mauvais dieu, il se retrouve à devoir assumer ses actes, même si ces derniers étaient guidés par une volonté noble. Il lui semblait bien que ces colosses étaient paisibles, pacifiques. Ils étaient les bons gardiens de fragments d'une entité néfaste. Son innocence a fini par coûter une catastrophe quasi-complète. À peine a-t-il le temps de réaliser, à peine a-t-il le temps de relever la tête dans son combat contre lui-même et le vent violent qui l'attire irrémédiablement vers le vortex, qu'il aperçoit sa belle se relevant d'entre les morts. Dormin n'avait visiblement qu'une parole. Malgré tous les torts de Wanda, il a atteint son but. Au prix de sa vie, certes. Mais il a réussi. Le joueur a réussi. Non pas au prix de sa vie, heureusement. Mais au prix de véritables questionnements sur la nature de ses propres actes au sein même du jeu. Du jamais vu !
our ne pas retirer tout l'intérêt au novice de découvrir le jeu, je ne dévoilerais pas le cliffhanger de la fin, qui laisse encore aujourd'hui libre cours à l'imagination des gamers fans de la team du grand, du très très grand monsieur Fumito Ueda...